dimanche 10 avril 2022

Le jugement du fou

« À Paris, à la rôtisserie du Petit Châtelet, à la devanture de la boutique d’un rôtisseur, un portefaix mangeait son pain à la fumée du rôt et le trouvait, ainsi parfumé, très savoureux. Le rôtisseur le laissait faire. Enfin, quand tout le pain fut avalé, le rôtisseur saisit le portefaix au collet, et voulait qu’il lui payât la fumée de son rôt. Le portefaix disait n’avoir en rien endommagé ses victuailles, n’avoir rien pris de son bien, n’être en rien son débiteur. La fumée dont il était question se dissipait à l’extérieur ; d’une façon comme de l’autre, elle était perdue ; on n’avait jamais entendu dire qu’à Paris on avait vendu de la fumée de rôt dans la rue. Le rôtisseur répliquait qu’il n’était pas tenu de nourrir les portefaix de la fumée de son rôt et jurait que, s’il ne le payait pas, il lui enlèverait ses crochets.

« Le portefaix tire son gourdin, et se mettait sur la défensive. L’altercation prit de l’importance. Ce badaud de peuple parisien accourut de toutes parts à la dispute. Là se trouva bien à propos Sire Joan le fou, citoyen parisien. L’ayant aperçu, le rôtisseur demanda au portefaix : « Veux-tu dans notre différend te fier à ce noble Sire Joan ?

« - Oui, par le sang de bleu », répondit le portefaix.

« Alors, Sire Joan, après s’être mis au courant du désaccord, demanda au portefaix de tirer de son baudrier une pièce d’argent. Le portefaix lui mit dans la main un tournois-de-Philippe. Sire Joan le prit et le mit sur son épaule gauche comme pour vérifier s’il pesait le poids ; puis il le faisait sonner sur la paume de sa main gauche, comme pour entendre s’il était de bon aloi ; puis il le posa sur la prunelle de son œil droit comme pour voir s’il était bien frappé. Pendant toute cette action, tout le peuple badaud gardait un grand silence, tandis que le rôtisseur attendait fermement et que le portefaix se désespérait. Enfin il le fit sonner sur le comptoir à plusieurs reprises. Puis, avec une majesté présidentielle, tenant sa marotte au poing comme s’il s’était agi d’un sceptre, et ajustant sur sa tête son capuchon en martre de singe à oreillettes de papier, fraisé à points d’orgue, toussant au préalable deux ou trois bonnes fois, il dit à haute voix :

« - La Cour vous signifie que le portefaix qui a mangé son pain à la fumée du rôt a payé civilement le rôtisseur au son de son argent. Ladite Cour ordonne que chacun se retire dans sa chacunière, sans dépens et pour cause. »

« Cette sentence du fou parisien a semblé si équitable, voire admirable, aux docteurs susdits qu’ils se demandent si, au cas où la cause eût été tranchée au Parlement du dudit lieu ou à la Rotta à Rome, voire tranchée par les Aréopagites, la sentence eût été plus légalement prononcée par eux. Voyez donc si vous voulez prendre conseil d’un fou.  »

Extrait de Le Tiers Livre de François Rabelais

J'avais lu cette histoire dans une version illustrée, un album pour enfants, une recherche sur la toile m'a permis de retrouver l'album dont voici la couverture, les illustrations en sont superbes et la morale fait penser aux contes de Nasreddine Hodja.



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