dimanche 3 mars 2024

Dépasser Gauss

Un extrait d'un article d'André Weil "L'avenir des mathématiques", écrit en 1947.

Mais, si la logique est l'hygiène du mathématicien, ce n'est pas elle qui lui fournit sa nourriture ; le pain quotidien dont il vit, ce sont les grands problèmes. "Une branche de la science est pleine de vie, disait Hilbert, tant qu'elle offre des problèmes en abondance ; le manque de problèmes est signe de mort." Certes ils ne manquent pas à notre mathématique ; et le moment ne serait peut-être pas mal choisi à présent pour en dresser une liste, comme le faisait Hilbert dans la conférence fameuse que nous venons de citer. Parmi ceux mêmes de Hilbert, plusieurs subsistent comme des objectifs lointains, mais non inaccessibles, qui ne cesseront de provoquer des recherches, peut-être pendant plus d'une génération : le cinquième problème, sur les groupes de Lie, en est un exemple. L'hypothèse de Riemann, après qu'on eut perdu l'espoir de la démontrer par les méthodes de la théorie des fonctions, nous apparaît aujourd'hui sous un jour nouveau, qui la montre inséparable de la conjecture d'Artin sur les fonctions L, ces deux problèmes étant deux aspects d'une même question arithmético-algébrique, où l'étude simultanée de toutes les extensions cyclotomiques d'un corps de nombres donné jouera sans doute le rôle décisif. L'arithmétique gaussienne gravitait autour de la loi de réciprocité quadratique ; nous savons maintenant que celle-ci n'est qu'un premier exemple, ou pour mieux dire le paradigme, des lois dites "du corps de classes", qui gouvernent les extensions abéliennes des corps de nombres algébriques ; nous savons formuler ces lois de manière à leur donner l'aspect d'un ensemble cohérent ; mais, si plaisante à l'œil que soit cette façade, nous ne savons si elle ne masque pas des symétries plus cachées. Les automorphismes induits sur les groupes de classes par les automorphismes du corps, les propriétés des restes de normes dans les cas non cycliques, le passage à la limite (inductive ou projective) quand on remplace le corps de base par des extensions, par exemple cyclotomiques, de degré indéfiniment croissant, sont autant de questions sur lesquelles notre ignorance est à peu près complète, et dont l'étude contient peut-être la clef de l'hypothèse de Riemann ; étroitement liée à celles-ci est l'étude du conducteur d'Artin, et en particulier, dans le cas local, la recherche de la représentation dont la trace s'exprime au moyen des caractères simples avec des coefficients égaux aux exposants de leurs conducteurs. Ce sont là quelques-unes des directions qu'on peut et qu'on doit songer à suivre afin de pénétrer dans le mystère des extensions non abéliennes ; il n'est pas impossible que nous touchions là à des principes d'une fécondité extraordinaire, et que le premier pas décisif une fois fait dans cette voie doive nous ouvrir l'accès à de vastes domaines dont nous soupçonnons à peine l'existence ; car jusqu'ici, pour amples que soient nos généralisations des résultats de Gauss, on ne peut dire que nous les ayons vraiment dépassés.

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